Itinerrances

Itinerrances

En 2016, un étudiant en troisième année du gymnase de Beaulieu à Lausanne m’a sollicité afin de savoir s’il pourrait me rencontrer afin de pouvoir réaliser une interview pour son travail de maturité sur mon parcours artistique. Cette nouvelle expérience fut fort passionnante par les questionnements et les réflexions qu’elle suscita quant à mon travail. Par la suite, en 2018, J’ai pensé qu’il serait peut-être intéressant d’avoir le regard de deux jeunes adultes qui me côtoient au quotidien, à travers mon questionnement sur mon travail. J’ai donc proposé à mes deux filles Analou, 22 ans et Naïma, 24 ans d’imaginer une série de questions en rapport avec mon activité artistique. Cette expérience, par le mouvement qu’elle engendra pour nous trois, fut également l’occasion de pouvoir laisser une sorte de trace ensoleillée liée à nos vies respectives du moment.

Naïma – Quand as-tu commencé à travailler dans le domaine artistique ?

Régulièrement, à partir de 1986-1987. Cependant, mes premières expérimentations remontent à la fin de mes études lorsque j’ai travaillé durant quelques mois en usine afin de pouvoir payer un voyage de New-York jusqu’en Patagonie avec deux amis et qui devait durer 9 mois. A cette époque je travaillais toute la journée. Le job était plutôt répétitif, peu intéressant, et le soir, j’imagine par compensation, j’ai commencé alors à dessiner et à écrire spontanément des textes. C’était comme une sorte de nécessité qui venait équilibrer mes journées. Cette sensation nouvelle et très particulière de travailler durant la nuit dans la solitude, le plus souvent en musique, fut une découverte qui m’apportait une grande satisfaction.
J’ai également des souvenirs vers 13-14 ans, où j’écrivais des textes sur une vieille machine à écrire Olivetti dans ma chambre et je me souviens parfaitement d’une forme de bien-être et de plaisir que cela me procurait à l’époque.

Analou – Quelle est ta définition du mot art ?

Définir l’art, ce serait de toute façon réducteur à mon avis, par contre la seule chose que je pourrais dire, et cela quel que soit le support utilisé par l’artiste, c’est que lorsque je me retrouve face à une œuvre d’art « authentique », je suis cueilli à chaque fois par une émotion qui pour moi, fait office finalement de définition et cela reste un mystère que je n’éprouve pas le besoin d’expliquer.

Naïma – Quel a été l’événement qui t’a poussé à entreprendre une activité artistique ?

Il y en a eu plusieurs. Certaines rencontres ont été déterminantes dès l’âge de 18-19 ans, mais c’est surtout la mort avec ce rapport à la perte et à l’absence, qui est venue frapper relativement tôt autour de moi à plusieurs reprises entre 1978 et 1982. Cela m’a transmis très tôt la notion de fragilité de la vie et en conséquence l’importance absolue d’en faire quelque chose en la conjuguant au plus près de soi sans se soucier des attentes d’autrui et de la société.
Je pense aussi que j’ai une sensibilité particulière, une curiosité et un caractère plutôt indépendant qui étaient des terrains favorables au départ.

Analou – Combien d’activités artistiques as-tu expérimenté jusqu’à aujourd’hui ?

Entre 1985 et 1992, j’ai fait pas mal de sculpture, essentiellement en plâtre et en terre pour les originaux y compris le façonnage des moules puis en fonderie pour le coulage du bronze. Mais l’investissement financier au départ pour le travail en fonderie était assez conséquent et c’est aussi à cette époque que j’ai commencé à fonder une famille, et j’ai fini par mettre la sculpture entre parenthèses. Mais j’ai toujours le projet de m’y remettre un jour.
Ensuite je me suis formé en gravure taille-douce dans l’atelier Aquaforte à Lausanne durant 2 ans et je faisais également à cette époque beaucoup d’expérimentations en peinture sur des panneaux en plâtre que je préparais et que je gravais au préalable. Depuis 1994, je travaille régulièrement dans les domaines de l’estampe et de la peinture.

Naïma – Quelles sont tes principales sources d’inspiration ?

Assez souvent, le simple fait d’être en mouvement, durant le travail, m’indique une direction ou m’ouvre des voies. C’est donc le travail et la matière qui, au fur et à mesure de l’avancement de mon travail, m’oriente plutôt vers le nord, l’est ou le sud-ouest, sans oublier parfois, les vents contraires qui sèment le doute et qui essaient de nous faire plier l’échine.
En cours de route également, de temps à autre, une peinture ou un fragment de celle-ci me propose des pistes pour un futur tableau.
La Nature pareillement, sous toutes ses formes, le monde minéral et végétal ainsi que les éléments – l’eau, l’air, le vent, les nuages, les vagues, la brume, l’écume – souvent libèrent en moi des émotions que j’essaie ensuite de retranscrire à ma façon sur un médium.

Analou – Comment définirais-tu ta peinture ?

S’il fallait la définir, je dirais que cela se rapproche actuellement de l’abstraction lyrique avec un rapport à fleur de peau avec la Nature, que j’essaie de suggérer par mon travail.

Naïma – Comment a évolué ta pratique artistique à travers toutes ces années ?

J’essaie de me diriger vers de plus en plus de légèreté et de dépouillement en essayant d’exprimer, à travers mes ressentis, des états qui se trouvent à la lisière de l’invisible, en m’évertuant de tendre vers une écriture imaginaire, indéchiffrable.

Analou – Aurais-tu encore envie de découvrir d’autres activités artistiques ou techniques ?

Depuis longtemps j’ai le projet de m’initier à la technique de l’héliogravure, mais il y a très peu d’ateliers en Suisse ou en France qui maitrisent ce métier et actuellement j’essaie plutôt de ne pas trop me disperser. Mais, je sais, au fond de moi, que j’y viendrai tôt ou tard.
J’ai toujours aussi été attiré par le cinéma documentaire et les rencontres, mais ce sera pour une autre vie.

Naïma – Quel est le processus de création en peinture ?

C’est variable, mais cela part souvent d’une émotion qui vient me cueillir puis c’est le travail en atelier qui m’oriente vers une direction, qui peut d’ailleurs parfois être assez éloignée du point de départ. Il s’agit alors de savoir rester ouvert et réceptif à tout ce qui peut se présenter. Je pense également qu’il ne faut pas perdre de vue toutes les strates enregistrées par le subconscient au fil des jours et qui, j’en suis persuadé, ont aussi leur mot à dire même si cela reste pour l’instant encore, un grand mystère.

Analou – Dans quelle galerie aimerais-tu exposer ?

Il y a beaucoup de galeries actuellement qui cessent leur activité depuis plusieurs années en Suisse Romande. Comme dans le monde du travail qui subit présentement une révolution sans précédent, le monde des galeries subit également une période de mutation qui débouchera inévitablement vers d’autres horizons. Idéalement, j’aimerai pouvoir exposer tous les 2 ou 3 ans dans une bonne galerie qui s’engage pour ses artistes et dans un climat de confiance et de fidélité réciproque.

Naïma – Quels sont les artistes qui t’ont le plus inspiré ?

Il y a pas mal d’artistes pour qui j’ai gardé une admiration même si cela change et évolue parfois avec l’âge au fil du temps et suivant les différentes époques de notre existence.
Si je devais n’en retenir que quelques-uns, il y aurait assurément certains portraits du Titien, les frères Tiepolo en gravure, Corot, Vuillard, Bonnard, Redon, Camille Pissarro, Monet, Van Gogh, Giacometti, l’œuvre gravée de Rembrandt et tous ses autoportraits, Moore pour l’ensemble de son œuvre graphique et sculptée, mais également Francis Bacon, Edouardo Chillida, Auguste Pointelin, Alexandre Calder, Brancusi, Mark Tobey, Zao Wou-Ki, Alexandre Hollan, les héliogravures de Jon Goodman, certains travaux de Giuseppe Penone et Gerhard Richter.
Et en Suisse, il y a Segantini, Vallet, Jean-François Comment, Leiter, Iseli, Lecoultre, Markus Raetz, Edmond Quinche, Marianne Décosterd, Eric Martinet, Yves Dana, Etienne Krähenbuhl, Christiane Jaques, Olivier Estoppey. Sans oublier, les nombreuses traces indélébiles imprimées dans ma mémoire suite à des visites dans des musées ou des expositions et qui m’ont au fil des ans, forgé l’œil et l’esprit.
Le Journal d’Odillon Redon « A soi-même » qu’il a tenu de 1867 à 1915 et que j’ai découvert à l’âge de 30 ans par hasard dans une bibliothèque a également été très important à un moment où, je me posais pas mal de questions tout comme les « lettres à un jeune poète » de Rainer Maria Rilke quelques années auparavant.

Analou – Quelle est la dernière exposition que tu as vraiment appréciée ?

La rétrospective Giacometti à la Tate Modern à Londres en juillet 2017 et la fondation Henry Moore à Perry green dans la campagne londonienne, que je rêvais de découvrir depuis plusieurs années et qui fut un véritable enchantement.

Naïma – Quelles places ont la gravure et la peinture dans ta vie ?

Des places importantes. Je ressens une sorte de nécessité intérieure à pratiquer ces métiers qui me procure un équilibre au quotidien. Si je ne travaille pas durant quelques temps, j’éprouve une sorte de vide intérieur, de manque. Et même lorsque je ne travaille pas dans mon atelier, la plupart du temps vie et travail sont intimement liés.
J’aime cette idée de pouvoir imaginer certaines choses puis de pouvoir les mettre en mouvement à l’aide de mes mains et de mon esprit qui orchestre le tout au fur et à mesure, jusqu’à une sorte de point final, et cela malgré les doutes rencontrés tout au long du voyage. A chaque fois, c’est une nouvelle aventure qui se profile à l’horizon, et si mon travail au bout du compte, rencontre un écho, questionne ou offre un peu de joie à quelques personnes, alors j’en suis honoré.

Analou – Quelle motivation te pousse encore à continuer après plus de 30 ans d’activité ?

Lorsque je suis cueilli par une émotion, et c’est souvent plus fort que moi, j’éprouve le besoin de la retranscrire d’une façon ou d’une autre. Mais, Il y a également ce plaisir de se retrouver dans des ateliers et d’expérimenter des choses avec cette impression de vivre une aventure à chaque fois, un peu comme durant une randonnée ou une ascension en montagne, avec le paysage qui défile, les points de vue qui se multiplient, la dénivellation et les changements de rythme et au final cette émulsion effort/plaisir qui me procure une joie certaine.

Naïma – Quel est le moment le plus marquant dans ton parcours artistique ?

Il y en a eu plusieurs à différents moments de ma vie. Si je pense aux rencontres importantes, je dirai Henri Eperon pour ses grandes qualités humaines, son savoir-faire exceptionnel et pour tout ce qu’il m’a légué au niveau manuel et spirituel. Werner Strub qui m’a transmis, à travers son engagement et ses réalisations, une passion pour le masque. Et finalement, Raymond Meyer, durant ces 13 dernières années dans le domaine de la gravure et de l’impression taille-douce, pour son sens de l’aventure, sa générosité dans la transmission du métier, son élégance, son exigence et son humanité.
Je pense également que le prix que j’ai gagné en 1991 et qui m’a permis de réaliser une sculpture d’envergure en bronze m’a également encouragé et donné confiance dans une période de ma vie où j’avais pas mal de doutes.
Sans oublier, ma famille, qui m’apporte également un équilibre et une stabilité, qui sont des éléments indispensables lorsqu’on pratique ces métiers particuliers et solitaires.

Analou – Que penses-tu de l’art en général en Suisse ?

En Suisse Allemande et au Tessin, à part quelques artistes dont je suis le travail depuis longtemps, je pense à Rolf Iseli, Markus Raetz, Martin Suter ou Pipilotti Rist, je connais finalement très peu ce qui se passe outre Sarine et c’est dommage. Par contre, en Suisse Romande pour un petit territoire qui compte environ 2 millions d’habitants, je pense que proportionnellement à d’autres pays, on y trouve une multitude d’artistes qui ont un réel engagement dans leur métier et qui font des choses passionnantes, que ce soit dans les arts plastiques, la littérature, le cinéma ou la musique et cela toutes générations confondues.

Naïma – Penses-tu un jour reprendre le travail en sculpture ?

J’y pense assez souvent depuis 2 ans. La semence est là qui ne demande qu’à s’épanouir.

Analou – Avec qui aimerais-tu réaliser une collaboration artistique ?

J’aimerai travailler plus régulièrement avec Raymond Meyer et pouvoir expérimenter une collaboration avec un chercheur de l’EPFL.

Analou – Que penses-tu de l’art contemporain ?

Dès l’instant où le concept et les explications précèdent l’émotion, cela m’ennuie prodigieusement.
Par contre, l’an passé par exemple, j’étais à la biennale de Venise au mois d’octobre et j’y ai découvert des installations magnifiques et originales dans différents domaines, qui ont laissé une trace colorée dans ma mémoire. Je ne suis pas un spécialiste de l’art contemporain, mais j’essaie de rester ouvert à ce que la vie me propose. J’ai découvert récemment un proverbe indien que j’aime bien « Les mauvais trains conduisent parfois aux bonnes gares ».

Naïma – Quel serait ton projet idéal rêvé ?

Ce serait simplement de pouvoir continuer d’évoluer et de m’exprimer dans mon travail le plus longtemps possible sans trop de séquelles physiques en vieillissant. Je souhaiterais également m’initier à l’héliogravure et j’aimerais aussi pouvoir participer à l’aménagement d’un espace public où l’eau serait l’élément central. Et pour terminer, j’ai un projet de livre assez précis qui serait lié à mon travail, mais c’est encore en gestation et cela prendra vraisemblablement encore pas mal de temps et d’énergie avant que cela ne se concrétise…